L’artiste maudit, un classique. Cette image est ancrée si profondément dans l’inconscient collectif, que certains craignent même de perdre leur inspiration si tout à coup — ô mon dieu ! — ils se sentent heureux. Cela va bien plus loin qu’on ne pourrait le croire. Que ferait cet artiste ayant une prédilection pour les scènes macabres, s’il décide subitement d’arrêter ce genre car il se rend compte que ça le déprime ? Les clients seraient déçus. “Où est passée cette atmosphère si inquiétante que vous seul savez créer ? Ce tableau de girafe est sympathique, mais rien à voir avec la profondeur des autres tableaux. Vous en aurez quand des nouveaux dans ce style ?” Pauvre de lui, comment fera-t-il pour gagner sa vie, maintenant qu’il a décidé de cultiver ce qui le rend heureux ? Et où va-t-il trouver l’inspiration ? D’habitude il la sent, elle est là, elle se crie d’elle même. Que peut-il dire maintenant qu’il a séché ses larmes ?
La souffrance est très pratique pour créer : elle est universelle. Elle fait résonner en chacun de nous la partie qu’on aimerait faire taire, celle qui trouve que la vie est inconfortable, désagréable, dangereuse. En puisant dans la souffrance, l’artiste accouche de monstres, de cauchemars, de pièges, de drames, de violence, d’une triste beauté. Il crée un monde hostile, à l’image de sa douleur. Ça prend aux tripes, c’est vrai. Ça fait mouche facilement. En plus, c’est chouette de créer un monde obscur, ça soulage. Ce qui est dehors est un peu moins à l’intérieur. On peut souffler quelques instants. Ça permet aussi d’attirer l’attention, de rencontrer ceux qui partagent la même vision, pour continuer à créer encore et encore des images noires, mais avec des amis. C’est confortant d’être à plusieurs.
Souvent, j’ai pu observer que ceux qui utilisent la douleur pour créer le font aussi par goût. Ils aiment les artistes qui leur ressemblent, ils s’identifient à leur travail. Ils y mettent un enjeu identitaire. Ils ne comprennent pas ceux qui fonctionnent autrement, voir les trouvent niais. La boucle est bouclée : la souffrance est devenue une composante identitaire majeure de ce type d’artistes. La joie de vivre n’a pas sa place dans le royaume des morts.
***
Je me permets de parler de ce sujet car j’ai moi-même utilisé ma souffrance comme support de création, pendant très longtemps. La création cathartique, celle où l’on crée comme on vomit tout ce qui hurle là-dedans, pour s’en débarrasser. Créer pour canaliser le malaise. Plus tard, pendant mes études d’art, j’ai cherché à en mettre plein la vue, à frapper les esprits au sens propre comme au figuré. Je montrais du dérangeant, du bizarre, je choisissais des sujets qui chatouillaient. Je voulais provoquer le malaise chez les autres. Je me sentais, bien entendu, incomprise. Je trouvais ma vie incompréhensible, le comportement des gens incompréhensible. Le monde était une énigme, et comme j’avais peur, je projetais le pire, tristesse, menace et mélancolie sur mes points d’interrogations.
Un jour, en 2008, je suis allée faire Vipassana, un cours de méditation intensif, où l’on médite 8h par jour, se lève à 4h du matin et ne parle pas un mot. Pendant 10 jours. Au fur et à mesure que les jours passaient, je sentais de plus en plus nettement ma véritable nature sensible. Je découvrais un être vibrant, sauvage, et profondément joyeux. Rien à voir avec toutes les étiquettes que je m’étais collées sur le front, ni celles que j’avais accepté de l’extérieur. J’ai senti ma vérité. Je la savais déjà, quelque part au fond de moi, mais elle était recouverte par tout le reste. Je n’osais pas l’assumer. Depuis cette époque je sais qui je suis. Je sais que je suis profondément artiste, car je passe mon temps à créer, peu importe le support ; j’aime avant toute chose remettre du mouvement là où il n’y en a plus. Je sais aussi que je suis d’une nature joyeuse, vivante, dotée d’une grande curiosité et de beaucoup d’humour. Toucher du doigt ma nature profonde a été une expérience fondatrice.
L’étape suivant cette prise de conscience a été ma transformation. J’ai voulu me replacer de façon juste au centre de mon existence. Il fallait pour cela me départir de mes habitudes de pensées négatives, de mes réflexes relationnels anciens, et mettre à jour mon système de valeur. Depuis, je pense avoir fait du chemin dans ce sens ; plus le temps passe, plus je me sens bien avec mon identité, ma vie, et les autres. Quand je repense à qui j’étais il y a 10 ans, je ne revivrais pour rien au monde le chaos intérieur que j’entretenais. C’est le travail d’une vie, tout va encore évoluer s’affiner, se transformer. Maintenant que je suis au centre, connectée à mon coeur, à ce que j’aime, qui me fait vibrer et me rend heureuse, je me sens forte, puissante.
Aujourd’hui, je suis toujours une artiste. Je suis toujours aussi créative — même davantage — sauf que je puise mon inspiration dans ce qui me rend heureuse. Pour moi, un artiste heureux est un artiste responsable. Il crée consciemment. Lorsqu’il décide d’utiliser la souffrance comme support de création, il le fait en conscience, gardant dans un coin de son esprit le type d’impact que sa création aura sur lui et sur les autres. Les artistes heureux sont des visionnaires. Ils utilisent leur expérience de vie et partagent leurs clefs, chacun à leur façon.
Pour recevoir une création, nous nous mettons automatiquement en résonance avec elle. La simple prise de conscience de cette réalité permet de s’interroger sur le type de résonance que nous souhaitons imprimer dans l’intimité de chacun. Que mettons-nous dans le paquet que nous donnons aux autres, qu’ils rapporteront chez eux ?Je suis optimiste, je vois de plus en plus d’artistes de ce type. Et j’en suis heureuse, car je suis persuadée que c’est exactement ce dont le monde a besoin en ce moment pour s’élever.