Chère Humanité,
C’est la première fois que je vous écris. Pour en arriver là, je suis allée au bout des interlocuteurs potentiels. Pourtant, il y a toujours une âme disponible pour entendre ou discuter, la possibilité d’un échange reste ouverte en permanence à notre époque d’hyperconnexion. Je perçois avec acuité la difficulté à entrer en relation avec un Autre, quel qu’il soit. Puisqu’il n’y a de ponts que ceux tissés d’insensé, pourquoi ne pas s’adresser directement à la sève, l’Humanité ?
Dans “Dialectique du Moi et de l’inconscient”, Jung écrit :
“Même l’être que nous croyons connaître le mieux, qui nous confirme même qu’il trouve en nous une compréhension sans limite, même cet être-là demeure au fond pour nous un étranger : il est un autre et il est autre. Le mieux et le meilleur que nous soyons capables de faire est de l’accepter en tant que tel, de le respecter dans l’intuition que nous avons de sa nature et de ses différences d’avec nous, et de nous épargner l’incommensurable stupidité qui consiste à vouloir interpréter et à croire qu’on le peut.” (pp 219-220, coll. Folio essais).
Cela résume parfaitement ma sensation présente. Même lorsque nous sommes en train de discuter les uns avec les autres, nous interagissons à tâtons, reprenant en choeur les mêmes mots, bougeant de concert en synchronisation. Nous avons alors la sensation d’être en phase, d’être identiques, d’avoir des points communs. Nous nous sentons proches. Parfois, quand la symbiose opère, nous nous sentons traversés par des pensées analogues, articulons semblables mots au même moment, effet de télépathie. Oui, nous sommes proches par Nature ; mais quant à connaître un Autre, illusion. Nous pouvons rester côte à côte et vivre une expérience ensemble. Nous pouvons partager notre espace de vie. La répétition de nos entrevues assoit notre sentiment de sécurité, et progressivement nous avons l’impression de savoir qui est en face de nous, voire même de pouvoir prévoir ses réactions. Et parfois, nous avons raison et voyons se dérouler sous nos yeux le film que nous imaginions.
Cependant, croire connaître l’Autre est une illusion. Illusion nécessaire et rassurante, mais illusion. Nous nous aidons des sensations que l’Autre nous fait ressentir pour le cataloguer. Nous réduisons l’Autre à ce que nous percevons de lui, et créons, à l’aide de ces indices, une image de lui complexe. Cette image est la synthèse de nos observations, interprétation et sensations, mises en relation avec notre vécu. Nous avons créé un personnage cohérent. Plus nous le “connaissons”, plus nous projetons massivement sur notre interlocuteur le fruit de notre synthèse à son sujet. L’interlocuteur fait de même, nous sommes quittes. Le ton et l’évolution relationnelle se dessinent alors.
Chère Humanité, il m’apparaît que l’objectivité en matière de relation est impossible. Nous en sommes réduits au bagage de notre petite vision personnelle. Il m’apparaît aussi que ce fameux Autre existe dans un ailleurs inimaginable. Il est Inconnu, infiniment. Cela me rappelle une lointaine soirée où je fus saisie d’effroi quand, après un long moment à dévisager mon partenaire intime, les caractéristiques de cet impossible Autre se manifestèrent sous mes yeux. En face de moi, se tenait un total étranger, et je partageais avec lui ma vie et mes moments les plus privés. Cette prise de conscience fût accueillie avec défiance par le doux jeune homme, choqué de se voir subitement considéré avec distance, et vaguement inquiet par le regard que je lui lançais. Je voyais tout à coup l’immensité de l’Inconnu en lui, au-delà de moi, mon petit moi confortable. Mais je n’étais pas prête à considérer cette découverte comme une vérité, tant elle brisait l’univers qui recouvrait mon monde depuis toujours, et me laissait seule, en compagnie des fantômes imaginaires nés de mon esprit.
L’intime solitude se ressent aussi nettement dans une foule. De la même façon qu’en relation individuelle, il est possible d’atteindre un sentiment puissant d’appartenance et de communion grâce à la synchronisation avec le groupe. Nous sommes alors traversés par l’impression de notre intrinsèque humanité, célébrée de concert, en communion avec les autres. Cette ivresse naît de la dissolution de notre moi dans la foule, avec laquelle nous faisons corps en nous synchronisant avec elle. Nous voilà élargis, multiples, compris dans l’Humanité, comprenant l’Humanité. Nous sommes au-delà de nous-même. Cela aussi est une construction. Nous sommes toujours seuls, mais nous touchons du doigt la multiplicité des solitudes. Griserie.
Chère Humanité, j’aimerais un jour rencontrer ceux qui me rencontreront à leur tour. J’aimerais tresser des liens d’aveugle à aveugle, et que, passés les premiers temps de synchronisations réussies, nous ayons toujours conscience que nos images et nos pensées sont des illusions créées par nos esprits. J’aimerais qu’il soit possible de ne pas céder à la facilité consistant à réduire l’autre au prisme de notre réalité. J’aimerais que nous ayons la patience de répéter les entrevues, qu’elles soient houleuses ou agréables, pour affronter et intégrer chacun de notre côté – et jusqu’au bout – les hallucinations nées de ce contact effrayant avec l’inconnu, nous renvoyant aux limites de notre être. S’apprivoiser silencieusement, être présent ensemble. Simplement. Et regarder notre inconnu intérieur avec douceur.