Dans la vie quotidienne, lorsque tout nous réussi, lorsque nos actions réalisent parfaitement nos projets, que nos réactions s’adaptent automatiquement à l’urgence des situations, ou même que les événements répondent à nos désirs, il nous arrive presque d’oublier que nous sommes incarnés, que nous avons un corps. Nous connaissons alors cette euphorie de nous sentir un et indivisible ou, comme dit Saint-Exupéry, de « loger tout entier dans notre acte », de nous confondre avec lui. Mais que survienne la douleur, la maladie, l’échec, et nous voilà divisés, déchirés face à une masse lourde et résistante, bien plus qu’une organisation étrangère et apparemment malveillante dont nous avons perdu en quelque sorte la clef et que nous appelons curieusement « notre » corps. Bref, « notre corps » surgit et n’apparait à notre conscience que comme l’éternel gêneur.
Michel Bernard, « Le corps » (p. 17)
Qui passe toutes les nuits de son existence avec moi depuis ma naissance ? Qui partage avec moi chaque jour, sans exception ? Qui est le témoin permanent de tous mes ressentis, même les plus intimes ? C’est moi. Quand je dis “moi”, qu’est-ce que je désigne, au juste ? De quoi est composé “moi” ? Comment je me différencie des autres ? Est-il possible de savoir ce que je suis ?
Tout d’abord, j’ai un nom et un prénom attitré auquel je suis conditionnée à répondre, depuis mon plus jeune âge. Moi, c’est “Laurie Thinot”. Enfin, c’est ce qu’on a toujours voulu me faire croire. Peut-être y aurait-il quelques mystères que mon patronyme aurait camouflé ? Serait-il possible que je me sois fourvoyée sur “Moi” pendant des années, en ne considérant qu’une partie de l’iceberg ? Car quand je m’identifie à ces deux mots, mes noms et prénoms, j’oublie un troisième élément essentiel : mon corps physique réel en tant que matière solide, ce corps qui me permet en ce moment même de respirer devant ces mots.
Certes, j’ai une bonne excuse : il m’a toujours été inaccessible de voir l’intégralité de mon corps physique dans l’espace, car l’endroit où sont placés mes yeux ne me le permet pas. Si d’aventure j’ai envie de voir à quoi je ressemble, je dois recourir à un élément extérieur, un miroir. Et encore, je n’y vois qu’un reflet en deux dimensions. Mon dos m’est invisible, ou alors il me faut créer une installation avec d’autres miroirs qui se reflètent les uns les autres. Sinon être contorsionniste chewing-gum. Donc, au naturel et sans miroir, la vision que j’ai de mon corps est restreinte, contrairement à la vision que j’ai du corps des autres. Je me trouve à une place qui me permet de tout voir sans être vue. La représentation que je me fais des autres n’a rien à voir avec celle que je me fais de moi. Au risque de paraître iconoclaste, j’en conclus que notre sensation d’être uniques ou spéciaux est avant tout liée à une contrainte physique : la position de nos yeux.
J’ai imaginé une hypothèse (assez schématique), dans laquelle notre monde se partage en deux espaces distincts imbriqués. Tout ce à quoi nous assistons en tant que spectateurs, les évènements où nous ne sommes pas impliqués physiquement, fait parti de l’espace observé. Cet espace obéit aux lois observées, les mécanismes constatés. Englobant cet espace observé, une seconde zone existe, plus vaste : l’espace éprouvé. Dans l’espace éprouvé, nous sommes acteurs de la situation en expérimentant des sensations. C’est à l’aide de nos sensations que nous créons simultanément l’espace observé. L’espace observé est inclus dans l’espace éprouvé et ne peut exister indépendamment de celui-ci. Bien qu’il ai l’ambition d’être objectif, sa position ne le lui permet pas.
Il existe souvent des dissonances entre ces deux espaces (entre la perception et l’observation qu’on en fait). Par exemple, lorsque nous nous entendons de l’intérieur (espace éprouvé), notre voix résonne d’une façon spécifique. Nous créons donc une observation “objective” en regard de cette sensation. Mais si d’aventure nous écoutons un enregistrement de notre propre voix (espace observé), l’expérience peut être dérangeante ; elle met en lumière la limite de notre perception, et donc de notre observation. Elle révèle la relativité de l’univers que nous avons construit. La confrontation entre la version éprouvée de notre voix et celle entendue génère un alors un décalage, et provoque un sentiment d’étrangeté. Cela peut paraître désagréable.
Nous expérimentons une multitude de sensations à chaque seconde : le goût, les odeurs, les sensations kinesthésiques, les émotions… Toutes les sensations de l’espace éprouvé sont les réactions du corps aux stimulis extérieurs. Pour sentir, nous devons entrer en relation avec quelque chose, afin de susciter une réaction. Nous éprouvons notre corps lorsqu’il est en réaction. Nous avons besoin d’un support externe pour sentir. Le monde extérieur se révèle à travers la perception que notre corps en a ; notre corps se révèle à travers la perception qu’il a de l’extérieur.
À chaque instant, je suis en en relation avec l’extérieur : la douceur du tissu de mon tee-shirt sur ma peau, le goût résiduel dans ma bouche, la texture de ma salive sur ma langue, le concert de couleurs autour de moi, le bruit du silence habité dehors, les petits chants d’oiseaux, un léger frrrrch à peine audible, un avion qui découpe le ciel en vrombissement assourdi, le tintement d’un téléphone caché sur ma gauche, le poids et la chaleur de l’ordinateur sur mes genoux… Nous pourrions continuer cette énumération à l’infini, tout instant égrène de nouvelles mises en relations subtiles.
La méditation permet d’apprendre à prêter attention à ces micros stimulis, souvent délaissés au profit de ceux qui génèrent des sensations fortes. Je pense que cette recherche permanente de sensations fortes nuit au raffinement de l’être (mets aux goûts prononcés – très salés, épicés ou sucrés -, musiques fortes et répétitives, images chocs travaillées, parfums entêtants, etc). Développer la confiance — et l’acceptation — des sensations subtiles amplifie la Présence, déploie le “corps” dans l’espace, intensifie la conscience et la lucidité, décuple vitesse et précision. Nous verrons ça de plus près dans un prochain article.
Plus les sensations sont perçues avec finesse, puis accueillies, plus le corps acquiert de la présence. De l’attention, de la détente et de l’écoute intérieure sont nécessaires pour reconnaitre nos sensations. Malheureusement, écouter notre corps mobilise de l’énergie et exige un bon degré d’honnêteté envers soi-même. Pas évident, dans l’enchevêtrement social dans lequel nous baignons, de prendre le temps de laisser grandir puis disparaître les sensations, sans les juger. D’autant plus que ces sensations provoquent parfois des émotions qui entrent en conflit avec ce que nous avions décidé de faire, ou pire, remettent en question nos choix. Est-ce une bonne raison pour les laisser de côté ? Cela justifie-t-il qu’on se protège de nos sensations, en cantonnant notre corps à un rôle inférieur ? Car pour être honnête, nous souhaitons que notre corps soit bien sage et qu’il fasse tout ce qu’on lui demande, au moment où on le lui demande. Qu’il serve nos volontés. Lorsqu’il ne s’exécute pas, ou si tout d’un coup il se prend à exprimer un fatras que nous n’avons pas envie de prendre en considération car ce n’est ni l’endroit, ni le moment, il nous arrive de sévir. Nous nous mettons en colère, nous le blâmons, nous nourrissons à son égard des sentiments hostiles (cela peut même aller jusqu’à la violence) ; l’autre façon de le punir est de le prendre pour un imbécile, de ne plus prêter attention à ce qu’il nous communique, et d’ignorer ses besoins. “Il ne peut s’en prendre qu’à lui-même, ça lui apprendra à cet impudent ! Il n’a qu’à faire ce que je lui demande, c’est tout, ce n’est pourtant pas compliqué ! C’est moi, Tartempion Truc qui commande et je n’ai pas de temps à perdre. J’édicte les lois et châtie les téméraires qui me contrarient. J’ai le pouvoir, et je vais tout faire pour le garder !”
En réalité, notre corps est-il là pour être le serviteur d’un Moi à majuscule, consacré par ses parents tout puissants le jour de notre naissance sous le nom de Tartempion, Tartempion Truc ? “Quel insigne honneur de servir les nobles desseins de l’Inénarrable Tartempion”, pourrait-il répondre. “Cet abruti sans cervelle devrait s’estimer heureux de contribuer à amplifier mon identité, car c’est moi qui lui donne de la valeur, sans moi il n’est personne !”. Là, omnipotent Tartempion se met le doigt dans l’œil…
Tout d’abord, l’inconvénient du système nom-prénom est le manque de matière : si nous sommes notre nom et notre prénom et que nous avons relégué notre corps éprouvé à une place inférieure car il vient nous déranger quand ce n’est pas le moment, il y a un vide chronique à l’endroit de notre matière. J’ai tenté d’y remédier en me saisissant physiquement de mon corps. L’idée peut paraître incongrue, mais si ça se trouve, si je me serre dans mes propres bras je pourrais me réapproprier ma matière ? En pratique, je sens le contact de mes mains sur mes omoplates et le poids de mes bras sur ma poitrine. Mais il manque le véritable poids de mon tronc, mon odeur, les fines vibrations qui m’habitent, la qualité de ma présence, la couleur de mon dos dans la lumière et j’en passe. Ce que je perçois de ma présence est bien mince comparé à ce que je perçois lorsque je serre un ami dans mes bras. C’est ce vide à l’endroit de mon propre corps que je ressens de façon aigüe les fois où je me sens seule.On dit que la nature a horreur du vide, et effectivement, face à cette inconsistance, notre premier réflexe est de chercher à créer du contenu pour épaissir notre maigre matière, nous remplir. Nous cherchons à solidifier notre présence pour nous raccrocher à quelque chose de tangible. De quelle façon ? Nous pouvons travailler, manger, faire du sport, consommer des films, absorber des livres, faire l’amour, ou sortir dehors et nous agiter pour oublier tout ça. Il est primordial d’agir pour créer de la matière. Agir, agir, agir. En agissant, et à force de nous éprouver dans nos actes, nous nourrissons la sensation de nous-même.
Nos actions ont un impact sur l’extérieur. Cet impact c’est notre création, il est la conséquence tangible de notre présence. Mis ensemble, la somme de ces impacts crée un corps de substitution, un corps concret, construit, dont nous pouvons même prouver l’existence en en exhibant les fruits tangibles, accouchés de nos blanches mains. Ces précieux fruits — travail, argent, voir enfant — nous pouvons, ô joie !, les montrer à d’autres personnes. À défaut de pouvoir partager nos sensations avec certitude, nous partageons le produit de nos actes avec nos pairs. En échange, ils réagissent. Cela provoque chez nous de nouvelles sensations que nous pouvons ensuite inclure dans notre bibliothèque intérieure — mémoire, ego, peu importe l’appellation —, pour les stocker et nous y référer si nous souhaitons nous créer une identité sociale.À moins que, face au non-sens de l’incarnation (“je suis composé d’une matière dont je ne sens pas la consistance”) nous décidions plutôt de partir à la recherche de nos sensations et nous isolions pour apprendre à mieux les sentir, nous les approprier et jongler avec. Que de tortillons ! Tout ça car notre consistance nous échappe, et qu’il nous est impossible de communier avec certitude avec les ressentis des autres.
Où est passée la chair, dans tout ça ? Quand réapparaît-elle ? De façon impérieuse à coup de faim, de soif, de désir, de fatigue, d’émotions, de maladies. Elle vient souvent déranger avec ses besoins et ses travers, ses doléances ne sont pas toujours prévues au programme. Comme le dit Michel Bernard, « notre corps » surgit et n’apparait à notre conscience que comme l’éternel gêneur. Gêneur ou non, notre corps est essentiel. Notre corps est à notre service tant qu’il est fonctionnel. Le bon sens est donc d’en prendre soin. Sans lui, rien de notre monde de Tartempion n’existe. La vérité est que ce n’est pas lui qui est à notre service, mais nous qui sommes au sien — dans l’optique de vivre une vie un tant soit peu équilibrée bien entendu.
En 2006, le jour où cette évidence m’est apparue, j’ai voulu évaluer le degré de connaissance que j’avais de mon corps. J’ai procédé à une expérience : j’ai tenté de dessiner mes organes et mes viscères à leur juste place. Je me suis rendue compte que j’avais quelques notions élémentaires, mais que l’ensemble baignait dans le flou. Ça m’a révolté. Ce corps, avec qui je passe tous mes jours et mes nuits depuis ma naissance, qui me sert en permanence à décrypter le monde, j’ignorais son fonctionnement mécanique ! Quel manque de respect. Comment avais-je pu me maintenir dans cette ignorance pendant toutes ces années ? Comment avais-je pu vivre sans prendre en considération ce qui me le permettait ?
J’ai dévoré des livres d’anatomies. J’ai même dévoré un livre de 250 pages sur les maladies gastro intestinales : les réjouissantes ptôses et autres catarrhes du tube digestif m’ont coupé l’appétit pendant plusieurs jours. Lorsque je mangeais, j’avais l’impression de sentir le bruit de mes organes, les mouvements péristaltiques de mes viscères, mes sécrétions stomacales… Ces délires imaginaires sont passés en quelques semaines, tandis que je me renseignais encore et encore. Je développais mon mémoire de fin d’étude sur le thème du corps expressif.
Par curiosité, j’ai tenté mon expérience de dessin sur plusieurs personnes qui n’étaient pas dans le milieu médical.
Seulement une personne sur dix a placé correctement les organes et les viscères.
Le cœur est généralement placé en premier, l’œsophage avec ou sans circonvolutions, suit. Puis c’est au tour du foie et des poumons (ajouté à la fin dans un tiers des cas ). Le foie est souvent confondu avec l’estomac, dont la place et l’existence est très variable selon les individus. Le gros intestin, les reins, la rate et la vessie sont la plupart du temps absents, ou placés aléatoirement. Lorsque la personne a souffert d’une appendicite ou autre affection, elle dessine cette zone au début. Les endroits ayant été touchés par la maladie sont des repères. Certaines parties du corps parviennent donc à la conscience à travers les expériences désagréables. La seule personne qui avait démontré une connaissance quasi-parfaite m’a confié que le corps humain la passionnait lorsqu’elle était à l’école. J’en ai déduis c’est par intérêt qu’une personne sans relation avec le médical se renseigne sur le fonctionnement de son corps, non par nécessité.
J’ai montré le produit de cette expérience à plusieurs médecins, qui à chaque fois ont été très surpris par le résultat. Pour eux, l’anatomie est une évidence, ils ont oublié qu’ils sont trop spécialisés pour porter le même regard que le reste du monde sur le corps. Cela leur donne du pouvoir, car ils connaissent cet étranger qui nous échappe de l’intérieur. Reste à espérer que l’éthique règne, et que les médecins n’utilisent pas ce savoir pour prendre le pouvoir sur leurs patients et les manipuler abusivement.
La question du corps et notre rapport avec celui-ci est la pierre angulaire du développement de la personnalité. En soignant ce lien, nous entrons en contact avec notre réelle spécificité, essentielle pour développer notre discernement. Il devient alors possible de faire des choix éclairés, tout en acceptant le flux de l’existence avec ouverture. Il me semble que nous avons là une bonne direction vers l’épanouissement personnel. On en reparle plus tard, voulez-vous ?